Blaise PASCAL – Discours sur les passions de l’amour

Le premier effet de l’amour c’est d’inspirer un grand respect

A force de parler d’amour on deviens amoureux

la passion a besoin d’audace pour s’accomplir

le feu du désir ne peut grandir sans se consumé

l’esprit dois être concentré sur elle pour l’alimenté 

Attribué à Pascal souvent considéré comme un apocryphe

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    Blaise Pascal

    Discours sur les passions de l’amour

    L'Homme est né pour penser ; aussi  n'est-il pas un moment sans  le
faire ; mais les pensées pures, qui le rendraient heureux s'il pouvait
toujours les soutenir, le fatiguent et l'abattent. C'est une vie  unie
à laquelle il ne peut  s'accommoder ; il lui  faut du remuement et  de
l'action, c'est-à-dire  qu'il est  nécessaire qu'il  soit  quelquefois
agité des passions, dont il sent  dans son coeur des sources si  vives
et si profondes.

    Les passions qui sont  les plus convenables à  l'homme, et qui  en
renferment beaucoup d'autres, sont l'amour et l'ambition : elles n'ont
guère de liaison ensemble, cependant on les allie assez souvent ; mais
elles s'affaiblissent l'une l'autre  réciproquement, pour ne pas  dire
qu'elles se ruinent.

    Quelque étendue  d'esprit que  l'on ait,  l'on n'est  capable  que
d'une grande passion ; c'est pourquoi, quand l'amour et l'ambition  se
rencontrent ensemble, elles  ne sont grandes  que de la  moitié de  ce
qu'elles seraient  s'il  n'y avait  que  l'une ou  l'autre.  L'âge  ne
détermine point, ni le commencement, ni la fin de ces deux passions  ;
elles naissent  dès les  premières années,  et elles  subsistent  bien
souvent jusqu'au tombeau. Néanmoins, comme elles demandent beaucoup de
feu, les jeunes  gens y sont  plus propres, et  il semble qu'elles  se
ralentissent avec les années ; cela est pourtant fort rare.

    La vie de l'homme est misérablement courte. On la compte depuis la
première entrée dans le monde ; pour moi je ne voudrais la compter que
depuis la naissance  de la  raison, et  depuis qu'on  commence à  être
ébranlé par la raison, ce  qui n'arrive pas ordinairement avant  vingt
ans.

    Devant ce temps l'on est enfant ; et un enfant n'est pas un homme.

    Qu'une vie est heureuse quand elle commence par l'amour et qu'elle
finit par  l'ambition !  Si j'avais  à en  choisir une,  je  prendrais
celle-là. Tant que  l'on a  du feu,  l'on est  aimable ;  mais ce  feu
s'éteint, il se perd  : alors que  la place est  belle et grande  pour
l'ambition ! La vie tumultueuse est agréable aux grands esprits,  mais
ceux qui sont  médiocres n'y  ont aucun  plaisir ;  ils sont  machines
partout. C'est pourquoi l'amour et l'ambition commençant et  finissant
la vie, on est dans l'état le plus heureux dont la nature humaine  est
capable.

    A mesure que l'on a plus d'esprit, les passions sont plus grandes,
parce que les passions n'étant que  des sentiments et des pensées,  qui
appartiennent purement  à l'esprit,  quoiqu'elles soient  occasionnées
par le corps, il est visible qu'elles ne sont plus que l'esprit  même,
et qu'ainsi elles remplissent toute sa  capacité. Je ne parle que  des
passions de  feu,  car  pour  les  autres,  elles  se  mêlent  souvent
ensemble, et  causent une  confusion très incommode  ; mais  ce  n'est
jamais dans ceux  qui ont de  l'esprit. Dans une  grande âme tout  est
grand.

    L'on demande s'il faut aimer. Cela ne se doit pas demander, on  le
doit sentir. L'on ne  délibère point là-dessus, l'on  y est porté,  et
l'on a le plaisir de se tromper quand on consulte.

    La netteté d'esprit cause aussi la  netteté de la passion ;  c'est
pourquoi un  esprit  grand  et  net  aime  avec  ardeur,  et  il  voit
distinctement ce qu'il aime.

    Il y a de deux sortes d'esprits, l'un géométrique, et l'autre  que
l'on peut appeler de finesse. Le  premier a des vues lentes, dures  et
inflexibles ;  mais  le  dernier  a une  souplesse  de  pensées  qu'il
applique en même temps aux diverses parties aimables de ce qu'il aime.
Des yeux il  va jusques au  coeur, et  par le mouvement  du dehors  il
connaît ce qui se passe au dedans.  Quand on a l'un et l'autre  esprit
tout ensemble, que l'amour donne de plaisir ! Car on possède à la fois
la force et la flexibilité  de l'esprit, qui est très nécessaire  pour
l'éloquence de deux personnes.

    Nous naissons avec un  caractère d'amour dans  nos coeurs, qui  se
développe à mesure que l'esprit se  perfectionne, et qui nous porte  à
aimer ce qui nous paraît beau sans que l'on nous ait jamais dit ce que
c'est. Qui doute après cela si  nous sommes au monde pour autre  chose
que pour aimer ? En  effet, on a beau  se cacher, l'on aime  toujours.
Dans les choses même où il semble que l'on ait séparé l'amour, il  s'y
trouve secrètement  et  en cachette,  et  il n'est  pas  possible  que
l'homme puisse vivre un moment sans cela.

    L'homme n'aime pas à  demeurer avec soi ;  cependant il aime :  il
faut donc qu'il cherche ailleurs de quoi aimer. Il ne le peut  trouver
que dans la beauté ; mais comme il est lui-même la plus belle créature
que Dieu ait  jamais formée,  il faut  qu'il trouve  dans soi-même  le
modèle de  cette  beauté  qu'il  cherche au  dehors.  Chacun  peut  en
remarquer en  soi-même  les  premiers  rayons  ;  et  selon  que  l'on
s'aperçoit que ce qui est au dehors y convient ou s'en éloigne, on  se
forme les  idées de  beau ou  de laid  sur toutes  choses.  Cependant,
quoique l'homme cherche de quoi remplir le grand vide qu'il a fait  en
sortant de soi-même, néanmoins il ne peut pas se satisfaire par toutes
sortes d'objets. Il a le  coeur trop vaste ; il  faut au moins que  ce
soit quelque chose qui lui ressemble, et qui en approche le plus près.
C'est  pourquoi  la  beauté   qui  peut  contenter  l'homme   consiste
non seulement dans la  convenance, mais aussi  dans la ressemblance  :
elle la restreint et elle l'enferme dans la différence du sexe.

    La nature a si bien imprimé  cette vérité dans nos âmes, que  nous
trouvons cela tout disposé ;  il ne faut point  d'art ni d'étude ;  il
semble même que nous ayons une place à remplir dans nos coeurs et  qui
se remplit effectivement. Mais on le sent mieux qu'on ne le peut dire.
Il n'y a que ceux qui savent brouiller et mépriser leurs idées qui  ne
le voient pas.

    Quoique cette idée générale de la beauté soit gravée dans le  fond
de nos âmes avec des caractères  ineffaçables, elle ne laisse pas  que
de   recevoir   de   très grandes   différences   dans   l'application
particulière ; mais c'est seulement pour la manière d'envisager ce qui
plaît. Car l'on ne souhaite pas nûment une beauté, mais l'on y  désire
mille circonstances qui dépendent de la disposition où l'on se  trouve
; et c'est en ce sens que l'on peut dire que chacun a l'original de sa
beauté, dont il cherche  la copie dans le  grand monde. Néanmoins  les
femmes déterminent souvent  cet original.  Comme elles  ont un  empire
absolu sur l'esprit des hommes, elles y dépeignent ou les parties  des
beautés qu'elles ont, ou celles  qu'elles estiment, et elles  ajoutent
par ce moyen ce qui leur plaît à cette beauté radicale. C'est pourquoi
il y a un  siècle pour les  blondes, un autre pour  les brunes, et  le
partage qu'il y a entre les femmes sur l'estime des unes ou des autres
fait aussi le partage entre les hommes dans un même temps sur les unes
et sur les autres.  La mode même  et les pays  règlent souvent ce  que
l'on appelle beauté. C'est une chose étrange que la coutume se mêle si
fort de nos passions. Cela n'empêche pas que chacun n'ait son idée  de
beauté sur laquelle il juge des autres, et à laquelle il les  rapporte
; c'est sur ce principe qu'un amant trouve sa maîtresse plus belle, et
qu'il la propose comme exemple.

    La beauté est partagée en mille différentes manières. Le sujet  le
plus propre  pour  la soutenir,  c'est  une  femme. Quand  elle  a  de
l'esprit, elle l'anime  et la  relève merveilleusement.  Si une  femme
veut plaire, et  qu'elle possède  les avantages  de la  beauté, ou  du
moins une partie, elle y réussira ; et même, si les hommes y prenaient
tant soit peu garde,  quoiqu'elle n'y tâchât  point, elle s'en  ferait
aimer. Il y a une place d'attente dans leur coeur, elle s'y logerait.

    L'homme est né pour le  plaisir : il le  sent, il n'en faut  point
d'autre preuve. Il suit donc sa raison en se donnant au plaisir.  Mais
bien souvent il sent la passion dans son coeur sans savoir par où elle
a commencé.

    Un plaisir  vrai  ou faux  peut  remplir également  l'esprit.  Car
qu'importe que ce  plaisir soit  faux, pourvu que  l'on soit  persuadé
qu'il est vrai ?

    A force de parler d'amour, on  devient amoureux. Il n'y a rien  si
aisé. C'est la passion la plus naturelle à l'homme.

    L'amour n'a point  d'âge ;  il est toujours  naissant. Les  poètes
nous l'on dit  : c'est pour  cela qu'ils nous  le présentent comme  un
enfant. Mais sans lui rien demander, nous le sentons.

    L'amour donne de l'esprit, il se soutient par l'esprit. Il faut de
l'adresse pour  aimer. L'on  épuise  tous les  jours les  manières  de
plaire ; cependant il faut plaire, et l'on plaît.

    Nous  avons  une  source  d'amour-propre  qui  nous  représente  à
nous-mêmes comme pouvant remplir plusieurs places au dehors : c'est ce
qui est cause  que nous sommes  bien aises d'être  aimés. Comme on  le
souhaite avec ardeur, on le remarque bien vite et on le reconnaît dans
les yeux de la personne qui aime. Car les yeux sont les interprètes du
coeur ;  mais il  n'y a  que celui  qui y  a intérêt  qui entend  leur
langage.

    L'homme seul est quelque chose d'imparfait ; il faut qu'il  trouve
un second pour être heureux. Il le cherche bien souvent dans l'égalité
de la  condition, à  cause que  la  liberté et  que l'occasion  de  se
manifester  s'y   rencontrent  plus   aisément.  Néanmoins   l'on   va
quelquefois bien au-dessus, et l'on sent le feu s'agrandir,  quoiqu'on
n'ose pas le dire à celle qui l'a causé.

    Quand on aime une dame sans égalité de condition, l'ambition  peut
accompagner le  commencement de  l'amour ;  mais en  peu de  temps  il
devient le maître. C'est un tyran qui ne souffre point de compagnon  ;
il veut être seul  ; il faut  que toutes les  passions ploient et  lui
obéissent.

    Une haute amitié  remplit bien  mieux qu'une commune  et égale  le
coeur de l'homme ; et les  petites choses flottent dans sa capacité  ;
il n'y a que les grandes qui s'y arrêtent et qui y demeurent.

    L'on écrit souvent des choses  que l'on ne prouve qu'en  obligeant
tout le monde à  faire réflexion sur soi-même  et à trouver la  vérité
dont on parle. C'est en cela que  consiste la force des preuves de  ce
que je dis.

    Quand un homme est  délicat en quelque endroit  de son esprit,  il
l'est en amour. Car comme il  doit être ébranlé par quelque objet  qui
est hors de lui, s'il  y a quelque chose qui  répugne à ses idées,  il
s'en aperçoit, et  il le fuit.  La règle de  cette délicatesse  dépend
d'une raison  pure, noble  et  sublime :  ainsi  l'on se  peut  croire
délicat, sans qu'on le soit effectivement, et les autres ont le  droit
de nous  condamner. Au  lieu que  pour  la beauté  chacun a  sa  règle
souveraine et indépendante de celle  des autres. Néanmoins entre  être
délicat et ne  l'être point du  tout, il faut  demeurer d'accord  que,
quand on  souhaite  d'être délicat,  l'on  n'est pas  loin  de  l'être
absolument. Les femmes  aiment à apercevoir  une délicatesse dans  les
hommes ; et  c'est, ce me  semble, l'endroit le  plus tendre pour  les
gagner : l'on est aise de  voir que mille autres sont méprisables,  et
qu'il n'y a que nous d'estimables.

    Les qualités d'esprit  ne s'acquièrent point  par l'habitude ;  on
les perfectionne  seulement.  De  là,  il est  aisé  de  voir  que  la
délicatesse est un don de nature, et non pas une acquisition de l'art.

    A mesure que  l'on a plus  d'esprit, l'on trouve  plus de  beautés
originales ; mais il ne faut pas être amoureux ; car quand l'on  aime,
l'on n'en trouve qu'une.

    Ne semble-t-il pas qu'autant de fois qu'une femme sort d'elle-même
pour se caractériser  dans le coeur  des autres, elle  fait une  place
vide pour les autres dans le sien ? Cependant j'en connais qui  disent
que cela n'est pas  vrai. Oserait-on appeler cela  injustice ? Il  est
naturel de rendre autant qu'on a pris.

    L'attachement à  une  même pensée  fatigue  et ruine  l'esprit  de
l'homme. C'est pourquoi pour la solidité  et la [durée] du plaisir  de
l'amour, il faut quelquefois ne pas savoir que l'on aime ; et ce n'est
pas commettre une infidélité, car l'on  n'en aime pas d'autre ;  c'est
reprendre des forces pour  mieux aimer. Cela se  fait sans que l'on  y
pense ; l'esprit s'y porte de soi-même  ; la nature le veut ; elle  le
commande. Il faut pourtant avouer que c'est une misérable suite de  la
nature humaine, et que l'on serait plus heureux si l'on n'était  point
obligé de changer de pensée ; mais il n'y a point de remède.

    Le plaisir d'aimer sans l'oser dire a ses peines, mais aussi il  a
ses douceurs. Dans quel transport n'est-on point de former toutes  ses
actions dans  la  vue  de  plaire  à  une  personne  que  l'on  estime
infiniment ? L'on s'étudie tous les jours pour trouver le moyen de  se
découvrir, et  l'on y  emploie  autant de  temps  que si  l'on  devait
entretenir celle que  l'on aime.  Les yeux  s'allument et  s'éteignent
dans un même moment  ; et quoique l'on  ne voie pas manifestement  que
celle qui cause toute ce désordre y prenne garde, l'on a néanmoins  la
satisfaction de sentir  tous ces  remuement pour une  personne qui  le
mérite si  bien.  L'on  voudrait  avoir cent  langues  pour  le  faire
connaître ; car comme l'on  ne peut pas se  servir de la parole,  l'on
est obligé de se réduire à l'éloquence d'action.

    Jusque-là on a  toujours de la  joie, et l'on  est dans une  assez
grande occupation. Ainsi l'on est heureux ; car le secret d'entretenir
toujours une passion, c'est de ne  pas laisser naître aucun vide  dans
l'esprit, en l'obligeant de s'appliquer sans cesse à ce qui le  touche
si agréablement.  Mais  quand il  est  dans  l'état que  je  viens  de
décrire, il n'y peut pas durer longtemps, à cause qu'étant seul acteur
dans une passion où il en  faut nécessairement deux, il est  difficile
qu'il n'épuise bientôt tous les mouvements dont il est agité.

    Quoique ce  soit une  même  passion, il  faut  de la  nouveauté  ;
l'esprit s'y plaît, et qui sait se la procurer sait se faire aimer.

    Après avoir fait ce  chemin, cette plénitude quelquefois  diminue,
et ne recevant  point de secours  du côté de  la source, l'on  décline
misérablement, et  les  passions  ennemies se  saisissent  d'un  coeur
qu'elles déchirent en mille morceaux. Néanmoins un rayon  d'espérance,
si bas que l'on soit, relève aussi haut qu'on était auparavant.  C'est
quelquefois un jeu auquel les dames se plaisent ; mais quelquefois  en
faisant semblant d'avoir compassion, elles l'ont tout de bon. Que l'on
est heureux quand cela arrive !

    Un  amour  ferme  et  solide  commence  toujours  par  l'éloquence
d'action ;  les  yeux y  ont  la  meilleure part.  Néanmoins  il  faut
deviner, mais bien deviner.

    Quand deux personnes  sont de  même sentiment,  elles ne  devinent
point, ou du moins il y en a  une qui devine ce que veut dire  l'autre
sans que cet autre l'entende ou qu'il ose l'entendre.

    Quand nous aimons,  nous paraissons à  nous-mêmes tout autres  que
nous n'étions auparavant. Ainsi nous nous imaginons que tout le  monde
s'en aperçoit ; cependant il n'y a rien de si faux. Mais parce que  la
raison a sa vue bornée par la passion, l'on ne peut s'assurer, et l'on
est toujours dans la défiance.

    Quand l'on aime, on se  persuade que l'on découvrirait la  passion
d'un autre : ainsi l'on a peur.

    Tant plus le  chemin est long  dans l'amour, tant  plus un  esprit
délicat sent de plaisir.

    Il y a  de certains  esprits à qui  il faut  donner longtemps  des
espérances, et ce sont les délicats. Il y en a d'autres qui ne peuvent
pas résister longtemps aux difficultés, et ce sont les plus grossiers.
Les premiers  aiment plus  longtemps  et avec  plus d'agrément  ;  les
autres aiment plus vite, avec plus de liberté, et finissent bientôt.

    Le premier effet de  l'amour c'est d'inspirer  un grand respect  ;
l'on a de la vénération pour ce que l'on aime. Il est bien juste :  on
ne reconnaît au monde de grand comme cela.

    Les auteurs  ne  nous peuvent  pas  bien dire  les  mouvements  de
l'amour de leur héros : il faudrait qu'ils fussent héros eux-mêmes.

    L'égarement à aimer  en divers endroits  est aussi monstrueux  que
l'injustice dans l'esprit.

    En amour un silence  vaut mieux qu'un langage.  Il est bon  d'être
interdit ; il y  a une éloquence  de silence qui  pénètre plus que  la
langue ne saurait faire. Qu'un amant persuade bien sa maîtresse  quand
il est interdit, et que d'ailleurs il a de l'esprit ! Quelque vivacité
que l'on ait, il est bon dans certaines rencontres qu'elle  s'éteigne.
Tout cela se passe sans règle et sans réflexion ; et quand l'esprit le
fait, il  n'y pensait  pas auparavant.  C'est par  nécessité que  cela
arrive.

    L'on adore souvent  ce qui  ne croit pas  être adoré,  et l'on  ne
laisse pas de lui garder une fidélité inviolable, quoiqu'il n'en sache
rien. Mais il faut que l'amour soit bien fin ou bien pur.

    Nous connaissons  l'esprit des  hommes,  et par  conséquent  leurs
passions, par la comparaison que  nous faisons de nous-mêmes avec  les
autres. Je suis  de l'avis  de celui qui  disait que  dans l'amour  on
oubliait sa fortune,  ses parents et  ses amis :  les grandes  amitiés
vont jusque-là.

    Ce qui fait que l'on  va si loin dans  l'amour, c'est que l'on  ne
songe pas que l'on a  besoin d'autre chose que de  ce que l'on aime  :
l'esprit est plein  ; il  n'y a  plus de place  pour le  soin ni  pour
l'inquiétude. La passion  ne peut pas  être sans excès  ; de là  vient
qu'on ne se soucie plus de ce que dit le monde, que l'on sait déjà  ne
devoir pas condamner notre conduite,  puisqu'elle vient de la  raison.
Il y  a  une  plénitude  de  passion,  il  ne  peut  pas  y  avoir  un
commencement de réflexion.

    Ce n'est point un effet de la coutume, c'est une obligation de  la
nature que les  hommes fassent  les avances pour  gagner l'amitié  des
dames.

    Cet oubli que  cause l'amour,  et cet  attachement à  ce que  l'on
aime, fait naître des qualités  que l'on n'avait pas auparavant.  L'on
devient magnifique, sans  l'avoir jamais été.  Un avaricieux même  qui
aime devient libéral, et il ne  se souvient pas d'avoir jamais eu  une
habitude opposée : l'on en voit la raison en considérant qu'il y a des
passions qui resserrent l'âme et qui  la rendent immobile, et qu'il  y
en a qui l'agrandissent et la font répandre au dehors.

    L'on a ôté mal à  propos le nom de raison  à l'amour, et on les  a
opposés sans un bon fondement, car  l'amour et la raison n'est  qu'une
même chose. C'est une précipitation de pensées qui se porte d'un  côté
sans bien examiner tout,  mais c'est toujours une  raison, et l'on  ne
doit et  on ne  peut pas  souhaiter que  ce soit  autrement, car  nous
serions des  machines  très désagréables.  N'excluons  donc  point  la
raison de l'amour,  puisqu'elle en est  inséparable. Les poètes  n'ont
donc pas eu  raison de nous  dépeindre l'amour comme  un aveugle ;  il
faut lui ôter son  bandeau, et lui rendre  désormais la jouissance  de
ses yeux.

    Les âmes propres à l'amour  demandent une vie d'action qui  éclate
en événements nouveaux. Comme  le dedans est  mouvement, il faut  aussi
que le dehors le  soit, et cette manière  de vivre est un  merveilleux
acheminement à la passion. C'est de là  que ceux de la cour son  mieux
reçus dans l'amour que ceux de la  ville, parce que les uns sont  tout
de feu, et que  les autres mènent une  vie dont l'uniformité n'a  rien
qui frappe : la vie de tempête surprend, frappe et pénètre. Il  semble
que l'on ait toute une autre âme quand on aime que quand on n'aime pas
; on s'élève par cette passion, et on devient toute grandeur ; il faut
donc que le reste ait proportion,  autrement cela ne convient pas,  et
partant cela est désagréable.

    L'agréable et le beau n'est que la même chose, tout le monde en  a
l'idée. C'est d'une beauté morale  que j'entends parler, qui  consiste
dans les paroles et dans les actions du dehors. L'on a bien une  règle
pour devenir  agréable  ; cependant  la  disposition du  corps  y  est
nécessaire ; mais elle ne se peut acquérir.

    Les hommes ont pris plaisir à se former une idée de l'agréable  si
élevée, que personne n'y peut  atteindre. Jugeons-en mieux, et  disons
que ce  n'est  que le  naturel,  avec  une facilité  et  une  vivacité
d'esprit  qui  surprennent.  Dans  l'amour  ces  deux  qualités   sont
nécessaires : il ne faut rien de  force, et cependant il ne faut  rien
de lenteur. L'habitude donne le reste.

    Le respect et l'amour doivent être si bien proportionnés qu'ils se
soutiennent sans que ce respect étouffe l'amour.

    Les grandes âmes ne sont pas  celles qui aiment le plus souvent  ;
c'est d'un amour  violent que  je parle :  il faut  une inondation  de
passion pour  les  ébranler et  pour  les remplir.  Mais  quand  elles
commencent à aimer elles aiment beaucoup mieux.

    L'on dit qu'il y  a des nations plus  amoureuses les unes que  les
autres ; ce n'est pas bien parler, ou du moins cela n'est pas vrai  en
tout sens.

    L'amour ne consistant que  dans un attachement  de pensée, il  est
certain qu'il doit être le même par  toute la terre. Il est vrai  que,
se déterminant autre part que dans  la pensée, le climat peut  ajouter
quelque chose, mais ce n'est que dans le corps.

    Il est  de l'amour  comme du  bon sens  ; comme  l'on croit  avoir
autant d'esprit qu'un autre, on  croit aussi aimer de même.  Néanmoins
quand on a plus de vue, l'on aime jusques aux moindres choses, ce  qui
n'est pas possible aux  autres. Il faut être  bien fin pour  remarquer
cette différence.

    L'on ne peut presque faire semblant d'aimer que l'on ne soit  bien
près d'être amant, ou du moins que l'on aime en quelque endroit ;  car
il faut avoir l'esprit et les pensées de l'amour pour ce semblant,  et
le moyen de  bien parler  sans cela  ? La  vérité des  passions ne  se
déguise pas si aisément que les vérités sérieuses. Il faut du feu,  de
l'activité et un feu d'esprit naturel et prompt pour la première ; les
autres se cachent avec la lenteur  et la souplesse, ce qu'il est  plus
aisé de faire.

    Quand on est loin de ce que l'on aime, l'on prend la résolution de
faire ou de dire beaucoup de choses  ; mais quand on est près, on  est
irrésolu. D'où vient  cela ?  C'est que quand  on est  loin la  raison
n'est pas si ébranlée, mais elle  l'est étrangement en la présence  de
l'objet : or pour la résolution il faut de la fermeté, qui est  ruinée
par l'ébranlement.

    Dans l'amour  on n'ose  hasarder  parce que  l'on craint  de  tout
perdre ; il  faut pourtant avancer,  mais qui peut  dire jusques où  ?
L'on tremble toujours jusques  à ce que l'on  ait trouvé ce point.  La
prudence ne fait rien pour s'y maintenir quand on l'a trouvé.

    Il n'y a  rien de  si embarrassant que  d'être amant,  et de  voir
quelque chose en  sa faveur sans  l'oser croire :  l'on est  également
combattu de  l'espérance et  de  la crainte.  Mais enfin  la  dernière
devient victorieuse de l'autre.

    Quand on aime fortement, c'est  toujours une nouveauté de voir  la
personne aimée. Après un moment d'absence on la trouve de manque  dans
son coeur.  Quelle joie  de  la retrouver  !  l'on sent  aussitôt  une
cessation d'inquiétudes. Il faut pourtant que cet amour soit déjà bien
avancé ; car quand il est naissant et que l'on n'a fait aucun progrès,
on  sent  bien  une  cessation  d'inquiétudes,  mais  il  en  survient
d'autres.

    Quoique les maux  se succèdent  ainsi les  uns aux  autres, on  ne
laisse pas de souhaiter la présence de sa maîtresse par l'espérance de
moins souffrir ; cependant  quand on la voit,  on croit souffrir  plus
qu'auparavant. Les maux passés ne frappent plus, les présents touchent,
et c'est sur  ce qui  touche que  l'on juge.  Un amant  dans cet  état
n'est-il pas digne de compassion ?


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