
aimer devrais ce conjuger qu’au présent
un présent comme un cadeau renouvelé
du nouveau a chaque instant par tout les temps
peu importe l’histoire
seulement la perception qu’on en as reste éphémère
dans ça définition la plus simple il s’agit avant tout
de partager un bon moment
et pourtant ça rareté fait qu’il a quelque chose d’unique
L’amour, Madame
Madame.
Je parle de celui qui rend beau.
Qui rend idiot.
Celui qui fatigue, qui harasse,
celui qui nous fait dormir tard le soir,
regarder les étoiles,
et inscrire notre nom dans leurs constellations.
Le seul.
Le véritable.
L’inénarrable.
L’amour, Madame.
Vous m’avez demandé de vous convaincre que l’on ne pouvait pas aimer deux fois.
Et je dois reconnaître que ce qui vient d’être dit a été bien dit.
Mais la mélodie de cette plume se fourvoie.
Et pour une fois que nous avons ce soir un bon sujet,
je vais tâcher de vous le démontrer.
Mesdames, Messieurs, honorables membres du jury, chers contradicteurs.
Au final, nous ne nous contrarions que sur un seul point :
savoir si l’amour peut se répéter.
Vous dites que oui,
car ce ne sont jamais les mêmes amours.
Vous auriez dû insister – peut-être –
sur le fait que l’amour n’a pas de définition.
Par conséquent, il ne peut être uni.
Et je vous aurais répondu que si vous demandez une définition,
c’est bien la preuve que vous le cherchez encore.
Que vous cherchez quelque chose dont vous affirmez pourtant pouvoir répéter deux fois.
Et le voilà, le seul argument,
réduisant tout un texte à néant.
Le grand amour a cela de mystérieux :
que lorsque nous l’ignorons, nous cherchons désespérément une définition.
Comment savoir si c’est la bonne personne ?
Mais pourtant – et les plus chanceux d’entre nous le savent –
lorsqu’il est vécu, il répond à toutes les interrogations.
Quelle tragédie !
N’est-ce pas la seule chose au monde qui, lorsqu’enfin nous le vivons,
rend impossible sa définition ?
Comprenez-le.
Si vous vous questionnez, c’est que vous ne le vivez pas.
Mais ce n’est que lorsque vous le vivez que vous comprenez qu’il ne se définit pas.
Après avoir dit cela, naturellement, vous vous demandez :
pourquoi cet amour-là ne peut-il se voir répéter ?
La facilité pousserait à demander encore :
comment répéter deux fois ce que l’on ne peut même définir une fois ?
Mais tentons la complexité.
Et ce, en opérant la distinction fondamentale entre :
aimer et vouloir aimer.
Il est bien entendu que si je défends la thèse
de ne pouvoir aimer qu’une seule fois,
je ne peux parler alors que de l’inespéré grand amour,
la quête de tout homme en tout siècle.
Car je sais que dans la salle, certains sont partisans du fait d’aimer deux fois.
Mais en même temps, au risque d’en contrarier certaines…
Et je ne suis pas là pour désapprouver,
mais bien rappeler que l’amour,
c’est beaucoup plus que l’amour.
J’aimerais vous convaincre ici que non seulement
le véritable grand amour est unique,
mais surtout que tous les autres sont factices.
Et non d’amour,
que le travestissement du mot.
Car le fait même de dire que l’on peut aimer deux fois
est bien la preuve que l’on ne l’a pas su aimer une fois.
Et si, chers amis, nous pouvons aimer deux fois,
alors nous pouvons aimer trois fois, quatre fois, cinq fois,
et toutes les fois du monde.
Et cette répétition des tentatives trahit en réalité
l’intime volonté d’y accéder un jour
à cet unique grand amour.
Que l’on ne l’a pas trouvé dès la première fois, certes,
ni à la seconde,
mais peut-être à la troisième,
ou – qui sait ? – à la quatrième.
Toutes ces fois, donc, où vous n’avez pas aimé,
où vous avez essayé d’aimer en pensant que c’était Lui,
où vous avez voulu aimer.
Car je ne peux accepter rationnellement
l’absurdité de la rareté de l’expérience.
Pourquoi n’y aurais-je pas accès, moi, à ce grand amour ?
Alors je me mens.
Car je veux vivre, moi.
Ou du moins… un peu.
Ou plutôt dire que j’ai vécu.
Il faut bien vivoter,
il faudra bien l’apporter quelque part
et dire qu’on a réussi à aimer un peu.
Et pourtant,
nous n’avons fait que vouloir aimer.
En espérant, désespérément,
que cela soit notre grand amour.
Mais le véritable grand amour a ceci de terrible
qu’il impose la réciprocité.
Elle doit être votre âme sœur, oui,
mais vous devez l’être pour elle aussi.
Alors… pensez à elle.
Pensez à la personne qui, ce soir, partagera votre couche.
Pensez-vous que cela soit votre grand amour ?
Si le nom, bref et subtil, est apparu dans votre esprit,
c’est que nous nous sommes tout dit.
Et je ne blâme personne.
Car je pourrais m’en contenter aussi :
Du vouloir aimer,
et ainsi avoir accès au sexe,
de savoir que quelqu’un vous aime un peu,
d’avoir le creux d’une épaule dans lequel se lever,
quelqu’un à qui se confier,
et surtout le confort de ne pas être seul pour les fêtes de fin d’année.
Il neige.
Mais le risque, surtout,
c’est de finir faussement par y croire vraiment.
Le travestissement de l’amour
dans la facilité du vouloir aimer.
Mais la seule chose que l’on ne peut véritablement nier,
c’est l’amour, Madame.
Alors vous me demanderez enfin :
Alain, pour toi, qu’est-ce véritablement aimer ?
Vous m’avez suivi, vous avez compris :
le véritable grand amour, le seul et unique, ne peut se définir.
Mais il nous laisse apercevoir son envergure
par les bribes de toutes ces fois où, en croyant aimer,
nous n’avons fait que vouloir aimer.
Alors ?
Alors je pense que l’amour peut se trouver au détour d’un boulevard parisien.
C’est la maladie sans nom,
celle qui guérit tout ce qu’elle touche.
C’est toi, qui es partout.
Et nulle part à la fois.
C’est ta maladresse enfantine,
tes yeux qui semblent changer de couleur selon ton humeur.
C’est les lettres d’amour jamais postées,
les fleurs cueillies jamais données,
les gestes tendres jamais osés.
C’est le mot zéphyr, qui emporte avec lui tous les orages.
Le mot esquisse, strass de la couleur de nos métissages.
Le mot lierre, pour s’enraciner même dans la pierre.
Infusion, car tu refuses le mot ivresse.
Et éloquence, car chacun de nos regards est une promesse.
La liste est longue,
j’en ai bien plus que 457.
Car il existe plusieurs formes d’amour, je ne le conteste pas.
Mais il n’existe qu’un seul grand amour.
Et c’est notre quête de trouver cette moitié
qui scellera le tout.
Et je refuse de les croire, moi,
ces gens qui disent que l’on peut aimer deux fois,
qu’il existe plusieurs moitiés.
Ils nous mentent pour se consoler.
Mais comment leur en vouloir,
s’ils n’ont jamais su ce qu’était aimer ?
Et j’ajouterai enfin que toute une vie peut se passer sans le trouver,
ce fameux grand amour.
Qu’on peut le croiser tous les jours sans le savoir,
dans le hall de gare
ou à la sortie du métro.
C’est pour cette raison que je prendrai bien le soin
de vous laisser mon numéro.
L’amour, Madame,
c’est celui qui rend beau,
qui rend idiot,
celui qui fatigue, qui harasse,
celui qui nous fait danser tard le soir,
dormir sous les étoiles
et inscrire nos noms dans leurs constellations.
Le seul.
Le véritable.
L’inénarrable.
L’amour, Madame.